Liao Yiwu : « Tian’anmen est le plus grand tabou en Chine »
Poète, écrivain et musicien, Liao Yiwu publie Des balles et de l’opium (Globe), un livre de témoignages sur les anciens de Tian’anmen. Il a été emprisonné entre 1990 et 1994 à cause de son poème sur le 4 juin 1989, « le Grand massacre ». Il est exilé en Allemagne depuis 2011.
Est-ce que Tian’anmen aujourd’hui est encore un tabou Chine ?
Oui, c’est le plus grand tabou. Cette année, c’est un sujet particulièrement dangereux. Si on évoque les chiffres des morts et des prisonniers, les dirigeants chinois vont devoir rouvrir le chapitre de Tiananmen donc c’est la dernière chose au monde qu’ils veulent évoquer ou admettre. La Chine a connu des succès économiques phénoménaux mais si on réfléchit au départ de ces succès, c’est le massacre. D’un côté on tue, de l’autre on endort avec cet opium qu’est l’argent.
Votre livre s’intitule « Des balles et de l’opium », l’opium symbolisant l’argent, et vous montrez en effet que la violence et l’argent sont très liés…
J’ai été emprisonné en 1990. Quand je suis sorti, quatre ans plus tard, la Chine avait complètement changé et l’argent était devenu roi, la nouvelle religion. Ce n’était plus le même pays. Quand nous étions en prison, nous n’avions aucune idée, par exemple que le président Clinton était venu en Chine, que notre pays était entré dans l’OMC, que l’Occident avait changé sa stratégie vis à vis de la Chine et pensait que l’économie de marché allait amener la démocratie. Et quand nous sommes sortis, nous avons découvert un monde que nous ne pouvions pas imaginer. Et nous, les prisonniers politiques, nous sommes sentis comme des gens superflus, écartés. Je pensais en entrant en prison que j’étais un héros. Et puis j’ai subi des tortures, j’ai envisagé le suicide, et je me disais que des gens allaient se souvenir de tout cela. Et quand je suis sorti, plus personne ne voulait en parler.
Vous racontez dans le livre que les prisonniers politiques sont devenus des parias, des « âmes errantes »…
Je commence mon livre par un chapitre sur Wang Weilin, l’homme au tank, celui qui s’est interposé face aux militaires. A l’époque, il était le héros de Tiananmen. Mais tous ces gens qui étaient en prison se sont sentis des Wang Weilin, ils ont tous résisté à l’entrée de l’armée dans Pékin, ils ont tous tenté d’éviter que la population soit assassinée par l’armée. Nous tous nous considérions comme les vrais héros de Tiananmen. Mais à partir du moment où l’argent est devenue cette religion nationale, ces gens devaient être oubliés, cela faisait partie du processus. Ensuite, beaucoup de Chinois sont allés faire des voyages à l’étranger, ils se sont rendu compte que les occidentaux n’étaient pas ce qu’ils avaient imaginé. Ils ont vu que partout, des entreprises chinoises venaient investir, que des fils et filles de dirigeant chinois menaient une vie de luxe et que l’Occident était devenu le paradis des corrompus et des richissimes Chinois. Moi-même, quand j’ai quitté la Chine en 2011, j’ai été très surpris. J’ai été à l’université de Harvard et j’ai vu beaucoup de fils et filles de hauts fonctionnaires, de dirigeants, et c’étaient les enfants de ceux que nous avions critiqués à l’époque. On s’est heurté à ces gens. J’ai même découvert qu’il y avait là-bas le fils de Bo Xilai, qui a été ensuite condamné à la prison à vie pour corruption. Son fils était richissime et roulait en Ferrari, et il y avait aussi la fille de Xi Jinping qui faisait ses études là-bas. Mais Harvard c’était à nos yeux le paradis des études, là où la liberté, la démocratie, l’intelligence étaient réunis. Pour nous, accéder aux études à Harvard était plus qu’un rêve. Mais moi, je n’ai pas vu ça. Je me suis dit qu’Harvard était devenue l’école des fils et filles de hauts cadres chinois et je pense qu’ils ont inondé Harvard de leurs subventions pour permettre à leurs enfants d’y entrer plus facilement. Ils ont organisé des voyages pour les professeurs de Harvard en Chine. L’Occident a laissé tomber l’idée d’exporter vers la Chine, mais aussi vers d’autres dictatures, ce qu’il a de meilleur : la démocratie. Maintenant les dictateurs essaient d’exporter vers l’occident leurs marchandises, leur idéologie, et la Chine est en train d’exporter son intelligence artificielle et ses systèmes de surveillance. Et petit à petit elle a pour but de prendre le dessus sur les démocraties occidentales.
Comment avez-vous réussi à obtenir les témoignages des anciens de Tian’anmen ?
Je comprends bien ces gens car j’ai eu la même expérience qu’eux : j’ai fait de la prison, j’ai été écrasé et torturé. Quand j’ai commencé ces entretiens avec les anciens de Tian’anmen et tous les gens de ce qu’on a appelé « les bas-fonds », j’ai acquis une grande expérience de leur ressenti et de leur façon de l’exprimer.
Vous avez commencé à recueillir des histoires en prison, avec les condamnés à mort qui vous racontaient leur vie …
A l’époque, j’écoutais leurs histoires et je me disais qu’il faudrait l’écrire, mais en sortant de prison, j’ai commencé à écrire « Dans l’Empire des ténèbres » et « l’Empire des bas-fonds », mais c’était aussi pour m’enlever de la tête tous ces cauchemars, pour évacuer tous ces souvenirs. Avant d’aller en prison, je ne connaissais pas tous ces gens, ils ne faisaient pas partie de mon univers.
Vous êtes parti sur les routes en 2004 pour recueillir ces témoignages, quels risques preniez-vous et que risquaient les gens qui se confiaient à vous ?
J’allais chercher des gens ordinaires, donc le danger était quand même limité. Ce n’est pas comme si j’avais tenté de me rapprocher de Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix, ou Mme Ding Zilin, la fondatrice des « Mères de Tiananmen », qui a rassemblé la liste des morts. Eux étaient très surveillés, moi aussi. Mais ceux que je suis allé interroger n’étaient pas surveillés à chaque instant. Ils pouvaient être un peu placés sous surveillance du commissariat local mais pas plus. Je faisais très attention, je ne bougeais pas n’importe comment et j’usais de toutes sortes de ruses, je faisais les interviews la nuit, dans des endroits discrets, souvent dans des hôtels de passe. Si on allait dans des bars, c’étaient vraiment les très bas-fonds, des endroits peu susceptibles d’être fréquentés par des gens respectables.
Combien en avez-vous récolté?
Sur le thème des « émeutiers », j’en ai récolté une trentaine. Pas plus, car beaucoup de gens ont refusé de me parler. Parce qu’ils n’avaient pas conscience de l’importance du témoignage, et il faut souligner qu’une grande majorité de ces hommes n’avaient plus d’espoir, à quoi bon parler ? Moi même j’ai eu du mal à me faire publier.
Quand vous écriviez l’Empire des ténèbres, votre livre sur la prison, les policiers vous avaient pris votre manuscrit…Cette fois ils n’ont pas touché aux interviews?
Non, je me suis bien débrouillé. En effet ils m’avaient pris deux fois le manuscrit de « Dans l’Empire des ténèbres ». Mais c’était très tôt après le massacre. 2004, c’est déjà beaucoup plus tard, tout le monde avait internet, des ordinateurs.
Le livre s’ouvre par votre poème « le Grand massacre », qui a causé votre arrestation. Quel a a été son impact dans le pays comment a-t-il circulé ?
Des cassettes enregistrées de ce poème que j’ai déclamé ont été distribuées un peu partout dans le pays. C’était une affaire, avec un A, la police s’est mise à rechercher ces cassettes, en posséder une était déjà un crime. Même Liu Xia, l’épouse de Liu Xiabo a été emmenée au poste parce qu’elle en avait une car les policiers se doutaient que nous étions amis. J’étais en prison depuis plus de 2 ans lorsque j’ai été ré-interrogé. Des gens ont apporté les fameuses pièces à conviction, une caisse entière de cassettes : je me suis rendu compte qu’il existait énormément de copies. Le juge a dit : on ne t’a donné que 4 ans, c’est vraiment peu, vu tous les désastres que tu as causés.
Saviez-vous ce que vous risquiez quand vous avez écrit ce poème et quand vous avez commencé à le déclamer ?
Non, quand j’ai écrit, j’étais dans un état de colère. Je ne pouvais pas me contrôler, je ne pouvais pas réfléchir à autre chose. Et j’étais jeune, j’avais la tête bouillonnante. J’étais dans un état second.
Vous étiez en France quand Liu Xiabo a eu le prix Nobel de la paix, en 2010. Malgré les mises en gardes, vous avez décidé de retourner en Chine. Vous vous êtes finalement exilé en 2011, pourquoi ?
Et en 2010, je ne pouvais pas imaginer qu’ils allaient laisser mourir Liu Xiaobo en prison. Qui aurait pu le penser? C’était une erreur de jugement de ma part, mais on pouvait espérer. Je suis un auteur et j’ai besoin de vivre dans mon pays. Et je me disais qu’à l’étranger je perdrais un temps fou à apprendre les langues étrangères alors qu’en Chine, certes il y a le PCC mais j’ai l’habitude de traiter avec eux. Et à l’âge de 53 ans, j’ai senti que le danger devenait trop grand. Si j’avais été de nouveau arrêté, tout aurait été fichu, l’écriture et peut-être la vie. Et tout ce que j’avais à produire en tant qu’auteur aurait été fini. Si je n’étais pas sorti de Chine, si je n’avais pas enregistré les pleurs de Liu Xia, qui voulait partir, beaucoup de choses auraient changé. Quand j’y pense, j’ai été peut-être un peu protégé par Dieu, même si je suis athée.
Quelle est votre vie aujourd’hui en Allemagne ?
J’ai déjà écrit et publié 4 livres nouveaux en Allemagne. J’ai obtenu de nombreux prix prestigieux. Je fais aussi beaucoup de concerts. Avant je pensais que si j’étais arraché à mon pays, je ne pourrais plus travailler. Mais je n’avais pas réalisé que la Chine ne me quitterait pas, j’ai tous les jours des nouvelles qui me ramènent à ce climat de répression. Quand des gens sont arrêtés, on ne peut pas se boucher les oreilles. Beaucoup d’amis sont emprisonnés.
Vos livres circulent-ils sous le manteau en Chine ?
Mes livres sont piratés, ils sont publiés en Chinois à Taïwan. Celui qui a été le plus piraté et marche le mieux, c’est « Dieu est rouge », qui est un peu moins sensible politiquement. Concernant « Des balles et de l’opium », les pirates ne vont pas oser le faire circuler en Chine. Celui qui s’amuse à le faire n’aura pas un bon avenir.
Entretien traduit par Marie Holzman