Sophie Joubert

Une yourte pour quoi faire?

Liao Yiwu : « Tian’anmen est le plus grand tabou en Chine »

 

Poète, écrivain et musicien, Liao Yiwu publie Des balles et de l’opium (Globe), un livre de témoignages sur les anciens de Tian’anmen. Il a été emprisonné entre 1990 et 1994 à cause de son poème sur le 4 juin 1989, « le Grand massacre ». Il est exilé en Allemagne depuis 2011.

Est-ce que Tian’anmen aujourd’hui est encore un tabou Chine ? 

Oui, c’est le plus grand tabou. Cette année, c’est un sujet particulièrement dangereux. Si on évoque les chiffres des morts et des prisonniers, les dirigeants chinois vont devoir rouvrir le chapitre de Tiananmen donc c’est la dernière chose au monde qu’ils veulent évoquer ou admettre. La Chine a connu des succès économiques phénoménaux mais si on réfléchit au départ de ces succès, c’est le massacre. D’un côté on tue, de l’autre on endort avec cet opium qu’est l’argent.

Votre livre s’intitule « Des balles et de l’opium », l’opium symbolisant l’argent, et vous montrez en effet que la violence et l’argent sont très liés…

J’ai été emprisonné en 1990. Quand je suis sorti, quatre ans plus tard, la Chine avait complètement changé et l’argent était devenu roi, la nouvelle religion. Ce n’était plus le même pays. Quand nous étions en prison, nous n’avions aucune idée, par exemple que le président Clinton était venu en Chine, que notre pays était entré dans l’OMC, que l’Occident avait changé sa stratégie vis à vis de la Chine et pensait que l’économie de marché allait amener la démocratie. Et quand nous sommes sortis, nous avons découvert un monde que nous ne pouvions pas imaginer. Et nous, les prisonniers politiques, nous sommes sentis comme des gens superflus, écartés. Je pensais en entrant en prison que j’étais un héros. Et puis j’ai subi des tortures, j’ai envisagé le suicide, et je me disais que des gens allaient se souvenir de tout cela. Et quand je suis sorti, plus personne ne voulait en parler.

Vous racontez dans le livre que les prisonniers politiques sont devenus des parias, des « âmes errantes »

Je commence mon livre par un chapitre sur Wang Weilin, l’homme au tank, celui qui s’est interposé face aux militaires. A l’époque, il était le héros de Tiananmen. Mais tous ces gens qui étaient en prison se sont sentis des Wang Weilin, ils ont tous résisté à l’entrée de l’armée dans Pékin, ils ont tous tenté d’éviter que la population soit assassinée par l’armée. Nous tous nous considérions comme les vrais héros de Tiananmen. Mais à partir du moment où l’argent est devenue cette religion nationale, ces gens devaient être oubliés, cela faisait partie du processus. Ensuite, beaucoup de Chinois sont allés faire des voyages à l’étranger, ils se sont rendu compte que les occidentaux n’étaient pas ce qu’ils avaient imaginé. Ils ont vu que partout, des entreprises chinoises venaient investir, que des fils et filles de dirigeant chinois menaient une vie de luxe et que l’Occident était devenu le paradis des corrompus et des richissimes Chinois. Moi-même, quand j’ai quitté la Chine en 2011, j’ai été très surpris. J’ai été à l’université de Harvard et j’ai vu beaucoup de fils et filles de hauts fonctionnaires, de dirigeants, et c’étaient les enfants de ceux que nous avions critiqués à l’époque. On s’est heurté à ces gens. J’ai même découvert qu’il y avait là-bas le fils de Bo Xilai, qui a été ensuite condamné à la prison à vie pour corruption. Son fils était richissime et roulait en Ferrari, et il y avait aussi la fille de Xi Jinping qui faisait ses études là-bas. Mais Harvard c’était à nos yeux le paradis des études, là où la liberté, la démocratie, l’intelligence étaient réunis. Pour nous, accéder aux études à Harvard était plus qu’un rêve. Mais moi, je n’ai pas vu ça. Je me suis dit qu’Harvard était devenue l’école des fils et filles de hauts cadres chinois et je pense qu’ils ont inondé Harvard de leurs subventions pour permettre à leurs enfants d’y entrer plus facilement. Ils ont organisé des voyages pour les professeurs de Harvard en Chine. L’Occident a laissé tomber l’idée d’exporter vers la Chine, mais aussi vers d’autres dictatures, ce qu’il a de meilleur : la démocratie. Maintenant les dictateurs essaient d’exporter vers l’occident leurs marchandises, leur idéologie, et la Chine est en train d’exporter son intelligence artificielle et ses systèmes de surveillance. Et petit à petit elle a pour but de prendre le dessus sur les démocraties occidentales.

Comment avez-vous réussi à obtenir les témoignages des anciens de Tian’anmen ? 

Je comprends bien ces gens car j’ai eu la même expérience qu’eux : j’ai fait de la prison, j’ai été écrasé et torturé. Quand j’ai commencé ces entretiens avec les anciens de Tian’anmen et tous les gens de ce qu’on a appelé « les bas-fonds », j’ai acquis une grande expérience de leur ressenti et de leur façon de l’exprimer.

Vous avez commencé à recueillir des histoires en prison, avec les condamnés à mort qui vous racontaient leur vie …

A l’époque, j’écoutais leurs histoires et je me disais qu’il faudrait l’écrire, mais en sortant de prison, j’ai commencé à écrire « Dans l’Empire des ténèbres » et « l’Empire des bas-fonds », mais c’était aussi pour m’enlever de la tête tous ces cauchemars, pour évacuer tous ces souvenirs. Avant d’aller en prison, je ne connaissais pas tous ces gens, ils ne faisaient pas partie de mon univers.

Vous êtes parti sur les routes en 2004 pour recueillir ces témoignages, quels risques preniez-vous et que risquaient les gens qui se confiaient à vous ? 

J’allais chercher des gens ordinaires, donc le danger était quand même limité. Ce n’est pas comme si j’avais tenté de me rapprocher de Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix, ou Mme Ding Zilin, la fondatrice des « Mères de Tiananmen », qui a rassemblé la liste des morts. Eux étaient très surveillés, moi aussi. Mais ceux que je suis allé interroger n’étaient pas surveillés à chaque instant. Ils pouvaient être un peu placés sous surveillance du commissariat local mais pas plus. Je faisais très attention, je ne bougeais pas n’importe comment et j’usais de toutes sortes de ruses, je faisais les interviews la nuit, dans des endroits discrets, souvent dans des hôtels de passe. Si on allait dans des bars, c’étaient vraiment les très bas-fonds, des endroits peu susceptibles d’être fréquentés par des gens respectables.

Combien en avez-vous récolté? 

Sur le thème des « émeutiers », j’en ai récolté une trentaine. Pas plus, car beaucoup de gens ont refusé de me parler. Parce qu’ils n’avaient pas conscience de l’importance du témoignage, et il faut souligner qu’une grande majorité de ces hommes n’avaient plus d’espoir, à quoi bon parler ? Moi même j’ai eu du mal à me faire publier.

Quand vous écriviez l’Empire des ténèbres, votre livre sur la prison, les policiers vous avaient pris votre manuscrit…Cette fois ils n’ont pas touché aux interviews? 

Non, je me suis bien débrouillé. En effet ils m’avaient pris deux fois le manuscrit de « Dans l’Empire des ténèbres ». Mais c’était très tôt après le massacre. 2004, c’est déjà beaucoup plus tard, tout le monde avait internet, des ordinateurs.

Le livre s’ouvre par votre poème « le Grand massacre », qui a causé votre arrestation. Quel a a été son impact dans le pays comment a-t-il circulé ? 

Des cassettes enregistrées de ce poème que j’ai déclamé ont été distribuées un peu partout dans le pays. C’était une affaire, avec un A, la police s’est mise à rechercher ces cassettes, en posséder une était déjà un crime. Même Liu Xia, l’épouse de Liu Xiabo a été emmenée au poste parce qu’elle en avait une car les policiers se doutaient que nous étions amis. J’étais en prison depuis plus de 2 ans lorsque j’ai été ré-interrogé. Des gens ont apporté les fameuses pièces à conviction, une caisse entière de cassettes : je me suis rendu compte qu’il existait énormément de copies. Le juge a dit : on ne t’a donné que 4 ans, c’est vraiment peu, vu tous les désastres que tu as causés.

Saviez-vous ce que vous risquiez quand vous avez écrit ce poème et quand vous avez commencé à le déclamer ? 

Non, quand j’ai écrit, j’étais dans un état de colère. Je ne pouvais pas me contrôler, je ne pouvais pas réfléchir à autre chose. Et j’étais jeune, j’avais la tête bouillonnante. J’étais dans un état second.

Vous étiez en France quand Liu Xiabo a eu le prix Nobel de la paix, en 2010. Malgré les mises en gardes, vous avez décidé de retourner en Chine. Vous vous êtes finalement exilé en 2011, pourquoi ? 

Et en 2010, je ne pouvais pas imaginer qu’ils allaient laisser mourir Liu Xiaobo en prison. Qui aurait pu le penser? C’était une erreur de jugement de ma part, mais on pouvait espérer. Je suis un auteur et j’ai besoin de vivre dans mon pays. Et je me disais qu’à l’étranger je perdrais un temps fou à apprendre les langues étrangères alors qu’en Chine, certes il y a le PCC mais j’ai l’habitude de traiter avec eux. Et à l’âge de 53 ans, j’ai senti que le danger devenait trop grand. Si j’avais été de nouveau arrêté, tout aurait été fichu, l’écriture et peut-être la vie. Et tout ce que j’avais à produire en tant qu’auteur aurait été fini. Si je n’étais pas sorti de Chine, si je n’avais pas enregistré les pleurs de Liu Xia, qui voulait partir, beaucoup de choses auraient changé. Quand j’y pense, j’ai été peut-être un peu protégé par Dieu, même si je suis athée.

  Quelle est votre vie aujourd’hui en Allemagne ? 

J’ai déjà écrit et publié 4 livres nouveaux en Allemagne. J’ai obtenu de nombreux prix prestigieux. Je fais aussi beaucoup de concerts. Avant je pensais que si j’étais arraché à mon pays, je ne pourrais plus travailler. Mais je n’avais pas réalisé que la Chine ne me quitterait pas, j’ai tous les jours des nouvelles qui me ramènent à ce climat de répression. Quand des gens sont arrêtés, on ne peut pas se boucher les oreilles. Beaucoup d’amis sont emprisonnés.

Vos livres circulent-ils sous le manteau en Chine ? 

Mes livres sont piratés, ils sont publiés en Chinois à Taïwan. Celui qui a été le plus piraté et marche le mieux, c’est « Dieu est rouge », qui est un peu moins sensible politiquement. Concernant « Des balles et de l’opium », les pirates ne vont pas oser le faire circuler en Chine. Celui qui s’amuse à le faire n’aura pas un bon avenir.

Entretien traduit par Marie Holzman

Pierre Souchon, la vie comme un cri

« Encore vivant » de Pierre Souchon,  le Rouergue, 288 p., 19,80 euros

Un premier livre autobiographique sur la maladie psychiatrique et la fin du monde paysan. Lucide et poignant.

« Encore vivant » est un cri. Un cri de rage, de douleur. Un retour lucide, parfois drôle, sur une vie en dents de scie, rythmée par des séjours en hôpital psychiatrique. En 2003, Pierre Souchon est diagnostiqué bipolaire après cinq ans d’alternance de phases maniaques et dépressives. Il  a vingt ans. Elève brillant, il a abandonné la classe préparatoire dans laquelle il vient d’être admis, ne s’est pas présenté pas à l’oral de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, a multiplié les petits boulots, les errances, s’est fait héberger par des punks.

Récit mené à toute allure, « Encore vivant » commence en enfer. C’est en tout cas ce que croit Pierre, qui prend pour des émissaires du diable les pompiers venus le déloger de la statue de Jaurès où il s’est installé. En proie à un nouvel épisode maniaque, il est conduit à l’hôpital psychiatrique, un lieu tristement familier où il aggrave son cas en cachant une arme à feu. Provoquée par l’arrêt brutal des médicaments, sur les conseils d’un médecin, la crise fait suite à une période relativement calme, lors de laquelle Pierre Souchon s’est marié à une jeune fille de la bourgeoisie parisienne, a commencé à travailler comme journaliste, notamment à l’Humanité dimanche.

Alternant le récit au présent du séjour à l’hôpital et des bribes du passé, Pierre Souchon rassemble les morceaux d’une existence en miettes, une succession d’accélérations brusques et de sorties de route qui le clouent au sol, le corps et la tête pris dans la nasse médicamenteuse. L’écriture est vive, la langue sans fard, les personnages dessinés en quelques lignes : Lucas, le compagnon de chambre, Mounarelle, la fille des rues qui chante du Piaf, le Dr Ducis, l’interne à la voix douce. Et surtout Daniel, le père, garde-chasse qui braconne de la poésie comme on pose des collets.

De leurs discussions, émerge un autre livre, plus souterrain, hanté par la question du double. Une enquête intime sur la fracture originelle, sociale, et les loyautés contradictoires. Comment concilier un mariage bourgeois et un « engagement rouge vif » ? Comment être fidèle à un monde paysan en train de mourir tout en menant une carrière de journaliste à Paris ? Quand Pierre apprend la vérité sur son grand-père, le « papet », paysan illettré envoyé au casse-pipe pendant la Seconde guerre mondiale, le socle de sa colère se fissure.

« Encore vivant » n’est pas un livre pansement. C’est un texte à vif, hommage à tous les vaincus, qu’ils soient malades ou paysans, ces « déchirés » qui portent haut l’humanité.

Les îlots de mémoire d’Yves Pagès.

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L’auteur et directeur littéraire des éditions Verticales publie un recueil de fragments, entre collage et jeu de miroirs. Un pense-bête en forme d’autoportrait pudique.

Le poulpe, dit-on, stocke une partie de sa mémoire dans ses tentacules. Yves Pagès en a fait l’emblème de son blog, archyves.net,  où sont nés ces « Souviens-moi ». Clin d’œil à l’animal, la photographie de Martine Franck choisie pour illustrer la couverture ouvre une lucarne sur la part d’enfance du livre, hanté par la disparition des parents de l’auteur et teinté de nostalgie amusée. Dans ce texte aussi dense que modeste, dédié « à l’improviste », l’intime côtoie la grande histoire pour mieux mettre en lumière l’actualité récente, les luttes sociales s’entrechoquent avec des considérations quotidiennes, absurdes ou burlesques, avec un goût particulier pour les histoires d’œufs et de poules.

« L’oubli est un bruit de fond familier, le mien » écrit Yves Pagès en préambule. Admirateur du Perec des Choses et d’Un homme qui dort, il s’éloigne de l’exercice de style ou d’admiration, pour trouver sa propre musique, son propre territoire. En réponse au « Souviens moi » du titre, chaque paragraphe commence par « De ne pas oublier », comme pour sauver ce qui surnage naturellement au lieu de vouloir tout consigner. « Tant de balises portées disparues, refoulées depuis sept quinze trente ans, et les voici soudain ici flottant à la surface » continue l’auteur du Soi-disant et de Petites natures mortes au travail. Exhumés des profondeurs, ces deux cent soixante sept fragments assemblés en puzzle tracent le portrait d’une époque et d’un homme né à Paris au début des années soixante dans une famille très engagée à gauche et marquée par la Seconde Guerre mondiale. Par l’art du collage et du montage, la politique et l’histoire donnent la note de tête de ce « pense-bête remémoratif », traversé par la figure du père, intellectuel et résistant, mort en 2008 en laissant à son fils une masse d’archives envahissante, mémoire mangeuse d’espace et de temps, un an de «devoirs héréditaires » compensant la dispense de service militaire. Libre au lecteur de tracer son chemin entre les îlots de mots, de relier le jupon noir de Louise Michel brandi au bout d’un manche – ancêtre du drapeau de l’anarchie – à la fière liberté de Grisélidis Réal, écrivain et prostituée suisse publiée aux éditions Verticales au terme d’une enquête minutieuse. Longtemps après avoir jeté sa collection d’affiches du magazine Détective, l’ex étudiant aux Beaux-Arts a cessé de noter sur le vif et laissé l’oubli faire son travail. « Souviens-moi/ De ne pas oublier que sans la faculté d’oubli nous ne serions qu’archives mémorielles en tout et pour tout, à tel point saturés par l’omniscience du passé qu’ils ne resteraient dans nos zones de stockage  neuronal plus aucun espace libre pour penser à vivre la suite. »

Reste la mémoire automatique, celle qui fait sursauter chaque premier mercredi du mois au bruit de la sirène hurlante. Installé à sa table de travail, Yves Pagès croit un jour réentendre les derniers souffles de sa mère récemment décédée, trompé par un fer à vapeur laissé branché. Elle est présente tout au long de ce texte, adieu discret à de trop nombreux disparus “qui se confondent désormais en une seule et même minute de silence intérieur“. 

Souviens-moi, de Yves Pagès, Éditions de l’Olivier.

Bergman par TG Stan : une leçon de théâtre

Frank Vercruyssen, membre fondateur du collectif anversois TG Stan, joue et met en scène une magnifique adaptation de Scènes de la vie conjugale de Bergman. L’un des trois volets d’un triptyque présenté au Théâtre de la Bastille à Paris.SDLVC_tgSTAN_-®Dylan Piaser_4

Comment être fidèle à une œuvre en prenant son exact contre pied ? C’est le lumineux mystère qui nimbe l’adaptation pour la scène du film d’Ingmar Bergman par Frank Vercruyssen et Ruth Vega Fernandez, comédienne hispano-suédoise rencontrée lors d’un stage. Les six épisodes d’une heure tournés pour la télévision en 1972, ramenés à presque trois heures par le cinéaste pour la sortie en salles en 1973, sont concentrés en deux heures trente de spectacle. Quarante ans après Liv Ulmann et Erland Josephson, Ruth Vega Fernandez et Frank Vercruyssen jouent Marianne et Johan, le couple dont les tourments se racontent sur vingt ans et une évidence s’impose : Bergman est un immense dramaturge, influencé par Tchekhov, Ibsen et Strindberg qu’il a mis en scène tout au long de sa vie. Très vite, le souvenir du film laisse la place à un objet singulier, qui prend des libertés avec l’œuvre originale, met le texte à plat, le déplie, gomme le contexte de l’époque, ose les effets comiques, accélère le rythme, trouve des solutions scéniques pour restituer les effets de réel propres au cinéma, tout en gardant intactes la puissance, la lucidité et la cruauté de l’auteur.

Trahisons et fidélités : c’est aussi le sujet de Scènes de la vie conjugale, six étapes de la vie d’un couple parfait pour l’extérieur dont le bonheur se lézarde, jusqu’au mensonge, à l’adultère, à la séparation. La première brèche s’ouvre sur grand écran : un rideau écru découvre une époustouflante scène de cinéma qui reste malgré tout du théâtre. Un couple d’amis (dont la femme est jouée par Jolente de Keersmaeker, autre fondatrice de TG Stan) étale ses violents ressentiments au milieu d’un dîner à quatre. Le malaise est palpable, lourd, et le spectateur, à travers les yeux de Johan et Marianne, devient voyeur. Jusqu’à ce que la caméra recule et montre la perche dans le champ : mise en abîme, effet de théâtre. C’est la méthode de TG Stan (Stop thinking about names) poussée ici très loin dans ce qu’elle a de plus juste : rendre visible les artifices pour mieux démonter les mécanismes de l’illusion.

Le décor est minimal : une table de régie encombrée de bouteilles, bouilloire, lampes et cafetière, un canapé déplacé par les acteurs, un portant chargé de vêtements. Les nombreux changements de costumes se font à vue, le jeu est naturel sans faire aucune concession au naturalisme. La scène du dîner est mimée à rebours de la chronologie avec des serviettes froissées, des traces de rouge à lèvres sur le bord d’un verre et des mégots dispersés dans un cendrier. En revanche, Frank Vercruyssen et Ruth Vega Fernandez mangent réellement des sandwiches au pâté lors de certains dialogues cruciaux : la scène terrifiante, ver dans le fruit, où Marianne prend la décision d’avorter ou encore l’aveu d’adultère.

Les deux acteurs entrent et sortent de leurs personnages, disent des didascalies imaginaires qui remplacent les mouvements de caméra, sont comme des funambules qui s’écoutent, s’attendent, se rattrapent au vol quand ils trébuchent sur une langue qui n’est pas la leur, commentent parfois leurs actions avec une absolue légèreté. On est captivé par cette « traversée des catastrophes » dont parle le philosophe Pierre Zaoui, cette existence faite de lâchetés, de luttes pour le pouvoir au sein du couple, cette impossibilité de vivre ensemble sans se faire du mal. Et pourtant, ce couple imparfait, qui en vient même aux mains, se retrouve dans une maison au fond des bois comme deux enfants fugueurs unis par un amour impur, un amour terriblement universel, simplement humain. Un spectacle rare, servi par de grands interprètes.

Scènes de la vie congugale, textes de Ingmar Bergman, spectacle de et avec Ruth Vega Fernandez et Frank Vercruyssen/TG Stan, au Théâtre de la Bastille (Paris) jusqu’au 22 février. 

Qui êtes-vous Manuel Carsen ?

ImagePour sa première mise en scène, Stéphanie Cléau adapte au 104 Le moral des ménages d’Eric Reinhardt, avec Mathieu Amalric en chanteur raté.

 Manuel Carsen est devenu chanteur pour échapper à la classe moyenne. Un chanteur obscur et intello qui dénigre l’épargne, les points retraite, les épouses qui plombent le fameux moral des ménages et freinent la consommation à force de rogner sur les plaisirs. Manuel Carsen fait des chansons comme d’autres font des livres. Pour exorciser, conjurer. Pour mettre à distance la vie grisâtre de ses parents : sa mère et son éternel gratin de courgettes, son père qui a fini cloîtré dans une penderie après des années de brimades au travail. Mais voilà, il ne vend pas de disques, il n’est personne. Alors il ratiocine, s’enferme dans son studio d’enregistrement et trompe sa femme qui croit en lui et le fait vivre. Manuel Carsen est un sale type : misogyne, lâche, auto satisfait. Mais capable de saillies d’autant plus drôles qu’on a un peu honte d’en rire.

En adaptant Le moral des ménages, monologue d’Eric Reinhardt (Cendrillon, Le système Victoria) publié en 2002, Stéphanie Cléau, dont c’est la première mise en scène, dompte plusieurs difficultés : transposer un texte romanesque et faire exister l’univers mental du narrateur qui, dans le livre, se raconte à ses multiples maîtresses. L’adaptation délaisse la litanie de femmes interchangeables pour se concentrer sur trois caractères : la mère de Manuel, sa fille, et Marie Mercier, un amour de jeunesse. Les tourments intérieurs de Carsen ont été dessinés par Blutch, filmés et projetés sur grand écran. Les crayonnés sombres de l’auteur de La volupté et Vitesse moderne fonctionnent comme des plongées fantasmatiques et dépressives dans un spectacle aux couleurs pop avec fauteuils 70 en fausse fourrure et bande son très soignée.

Le moral des ménages est seulement le troisième rôle au théâtre de Mathieu Amalric, omniprésent au cinéma. Micro en main, vêtu d’un costume en velours bleu clair et chaussé de mocassins blancs, il scande le début du texte comme le refrain d’une chanson. Puis, la voix un peu fragile et voilée par les cigarettes qu’il fume sur scène comme à l’écran, il relève le défi du monologue et fait cavaler les mots d’Eric Reinhardt, entre malaise et ironie noire. C’est à Anne-Laure Tondu, comédienne vue chez Jean-François Peyret et Stéphane Braunschweig, qu’incombe la tâche ardue de styliser plus que de jouer les figures féminines. Silhouette nue et muette dans les bras de Mathieu Amalric, elle réapparaît en ménagère affublée d’un chapeau à hélices, puis en tentatrice animale pour se réincarner enfin en adolescente véhémente qui gagne la partie haut la main alors que l’on craignait que le regard peu amène du personnage masculin sur les femmes n’ait contaminé la mise en scène. Un beau retournement qui témoigne d’une lecture libre et subtile du texte associée à une direction d’acteurs précise. À suivre. 

Le moral des ménages, d’après le roman d’Eric Reinhardt, mise en scène de Stéphanie Cléau, au 104 (Paris) jusqu’au 9 février.

Vanessa Van Durme : le corps à corps d’une fille et sa mère.

Au théâtre du Rond-Point, l’actrice transsexuelle Vanessa Van Durme joue la douloureuse relation d’une fille et sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer.Image

 « Je t’ai haïe, mère, pendant des années. Ça m’a dévorée. » Celle qui parle a pourtant pardonné. Inlassablement, comme pour conjurer la mort, elle remet des fleurs dans un vase et prononce des phrases cent fois répétées. Des informations envolées, des pans entiers d’histoire intime engloutis par la maladie d’Alzheimer. Après Regarde maman je danse, époustouflant monologue sur son changement de sexe joué pendant sept ans, la comédienne flamande Vanessa Van Durme revient sur le thème de l’identité à travers une  fiction : une mère en fin de vie reçoit chaque dimanche la visite de sa fille dont l’histoire rejoint parfois celle de l’actrice qui l’incarne.

La mère  a eu deux fils : l’un est parti vivre à Dubaï et ne vient jamais la voir, l’autre était une petite fille enfermée dans un corps de garçon et est devenu une femme et une actrice. Confrontée à l’oubli, la vieille dame reconnaît-elle celle qui lui rend visite jour après jour, écoute ses élucubrations, encaisse ses vacheries sur le mariage et la maternité ? Se souvient-elle des brimades infligées à l’enfant qui voulait devenir artiste ? La maladie fait parfois cruellement alliance avec le déni. Affublée d’un faux corps caché sous un grand manteau rouge puis une chemise de nuit, Vanessa Van Durme entre de façon troublante dans la peau de la mère et se montre sans fard, jusqu’à la nudité la plus crue. Armée d’un humour de pétroleuse doublé d’une grande sensibilité, elle passe d’un rôle à l’autre, du fauteuil d’hôpital aux feux de la rampe, esquisse quelques pas de danse qui rappellent Gardenia, le spectacle d’Alain Platel et Franck Van Laecke sur un cabaret de travestis âgés.

Avant que j’oublie est né d’une discussion avec le metteur en scène Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence. Après avoir vu Vanessa Van Durme jouer Regarde maman je danse dans les villages de la Drôme, il a eu envie d’accompagner la création de ce nouveau solo. Il l’a aidée à bouleverser la chronologie pour mieux montrer l’égarement d’une personne qui perd la mémoire, a trouvé les moyens scéniques pour interpeller le spectateur tout en respectant la pudeur.

Grâce à son engagement et à son talent d’actrice, Vanessa Van Durme tisse un très beau dialogue intérieur entre une mère et sa fille : une étrange réconciliation, au delà de la mort.

Avant que j’oublie, texte et jeu Vanessa Van Durme, mise en scène de Richard Brunel, au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 8 février puis en tournée à Luxembourg, Caen, Vienne. 

Vingt-quatre heures de la vie d’un cœur.

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Après Corniche Kennedy et Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal écrit le roman d’une transplantation cardiaque. Une épopée palpitante et profondément émouvante racontée à toute allure, comme on prend la vague. 

Simon Limbres se sentait peut-être immortel. Un rude matin d’hiver, ce jeune surfer de vingt ans part affronter les éléments et mettre son corps à l’épreuve. C’est pourtant un banal accident de la route qui va tout faire basculer et provoquer une cascade de réactions. Que devient un cœur qui bat alors que le cerveau est irrémédiablement endommagé ? En vingt-quatre heures chrono, le cœur de Simon va migrer d’un corps à l’autre et sauver la vie de Claire, une femme d’âge mûr inconnue, à l’autre bout de la chaine.

Écrit sur la crête des émotions, au rythme des vagues qui déferlent, Réparer les vivants est une épopée humaine et médicale. Depuis 1952, c’est l’abolition des fonctions cérébrales et non plus l’arrêt du cœur qui atteste la mort. Comme au chevet des parents de Simon, Maylis de Kerangal pose les questions morales, interroge les choix déchirants –et très rapides –  que doivent faire les familles. Si le patient ne s’est pas officiellement déclaré donneur d’organe, c’est à ses proches de prendre la décision, au risque de voir le corps de l’être cher perdre son intégrité physique. « Enterrer les morts et réparer les vivants » : le titre du roman est emprunté à Platonov de Tchekhov. Couple séparé, bancal mais néanmoins uni, Sean et Marianne vont « regarder cet événement à l’échelle du monde » et aller vers la vie, quelle qu’elle soit, plutôt que vers cette « pelote de ruines et de tristesse ». Passée la décision du don, le récit s’accélère et se met en place une course contre la montre, aux quatre coins de la France.

Comme Naissance d’un pont (prix Medicis 2010), Réparer les vivants est un roman choral. Cette fois, Maylis de Kerangal va encore plus loin dans l’intrication des destins, physiquement liés par l’organe central, symbole des affects et siège des passions. Sans privilégier aucun des acteurs de cette aventure extraordinaire qui entrent dans l’histoire comme par effraction, avec leurs biographies bizarres, leurs histoires d’amour forcément brinquebalantes, leurs délicatesses avec le quotidien : Revol et Remige, le médecin et l’infirmier en réanimation que leur presque homophonie fait ressembler à une étrange créature à deux têtes, Cordelia Owl, l’infirmière dévorée par une passion soudaine, ou encore Alice Harfang, héritière d’une lignée de grands patrons, aristocrates de la médecine talentueux et arrogants. Pourtant, le point de vue de la narratrice n’est jamais neutre. Comme au cinéma, elle change sans cesse de focale, surplombe ses personnages, s’en rapproche, reprend de l’altitude, zoome sur un visage ou cadre serré une étreinte furtive, dit « je » le temps d’une pause pour commenter l’action.

A l’écoute des palpitations et des douleurs de ses personnages, auscultant les corps comme des paysages, Maylis de Kerangal a aussi travaillé sur la langue médicale, une langue technique et informative « qui proscrit l’éloquence et la séduction des mots, abusé des nominales, langue où parler signifie écrire, renseigner un corps ». Elle a observé, s’est documentée, a lu des essais sur la mort et l’histoire des pionniers de la greffe, les Barnard et les Cabrol, a même pu assister, au bloc opératoire, à une transplantation cardiaque. Cependant, l’aspect documentaire ne prend jamais le pas sur la poésie, l’empathie et la justesse des sentiments.

Réparer les vivants est de ces livres rares qui font advenir les larmes,  comme après une traversée héroïque ou une violente tempête. Le calme revient, une main amoureuse caresse un col de fourrure blanche : la vie a gagné, banale et superbe.

Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal, Verticales, 18,90 euros. 

Un acteur idéal

Au Théâtre du Rond-Point, Nicolas Bouchaud s’empare d’un texte de John Berger sur un médecin de campagne et mène une réflexion sur son métier, à l’écoute des spectateurs.

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Jamais il ne s’était ainsi dévoilé sur un plateau de théâtre. Assis sur un coin de chaise, Nicolas Bouchaud se livre avec une sincérité tranquille et pudique. Pendant quelques minutes, il raconte le gouffre de la dépression, le sentiment d’avoir deux corps. « C’est dans cet état que tous les soirs j’allais jouer le Roi Lear »  avoue cet athlète de la scène. C’était en 2007, au Théâtre des Amandiers de Nanterre : après chaque représentation, l’acteur fétiche de Jean-François Sivadier se démaquillait lentement pour se défaire de la représentation, revenant ainsi dans la vie et dans la maladie.

Pourtant, Un métier idéal n’est pas une confession. C’est un spectacle sur l’écoute de l’autre, qu’il soit patient ou spectateur, médecin ou acteur. Muni d’un carnet, Nicolas Bouchaud s’assure que les spectateurs sont bien arrivés, prend la température de la salle comme on dit en jargon théâtral. Pour son deuxième seul en scène, après La loi du marcheur adapté des entretiens avec Serge Daney, le comédien  a choisi de faire entendre un texte méconnu de l’auteur britannique John Berger. Né en 1926, cet écrivain engagé, poète, peintre et critique d’art, vit dans un village de Haute-Savoie depuis quarante ans. En 1967, avec le photographe Jean Mohr, il a suivi pendant deux mois les tournées d’un médecin de campagne : John Sassall. Un métier idéal – publié en France par les éditions de l’Olivier- est une plongée dans l’Angleterre des déshérités, dans la tradition de George Orwell et de James Agee et Walker Evans. Au delà de l’aspect documentaire, les plus beaux passages du texte relèvent d’une réflexion universelle et philosophique sur la relation médecin/patient. L’imagination et la parole peuvent parfois soigner autant que les actes ou les médicaments nous dit John Berger.

John Sassall est un héros ordinaire, un admirateur de Conrad qui a renoncé à la mer pour se consacrer à la médecine, un jusqu’au-boutiste habité par « le sentiment d’aventure » qui aime les cas difficiles, lit Freud et entame une psychanalyse pour mieux comprendre ses patients et leur environnement. Comme Sassall, Nicolas Bouchaud s’examine, interroge sa pratique, entame une course folle pour parler de son rôle dans La vie de Galilée de Brecht. Tout en faisant entendre le texte de John Berger, il se fraie un chemin, digresse, trace un parallèle entre la médecine et son métier idéal : celui d’acteur.  Avec, comme point commun, le refus de la toute puissance de celui qui détient le savoir. Joueur et généreux, il offre une brève leçon de théâtre à un spectateur convié sur scène : le sens profond d’un vers du Roi Lear, encore lui, s’offre à qui sait respirer.

Une photo en noir et blanc de la campagne anglaise, des voix sur un répondeur  qui cachent les maux de l’âme derrière des bobos physiques, quelques tours de Carte Vitale enseignés par le magicien Thierry Collet : entre burlesque et émotion, le spectacle semble parfois hésiter. Comme John Sassall, Nicolas Bouchaud aime la difficulté, les textes qui le font réfléchir, le bousculent, le poussent à abandonner ses facilités. Parfois bancal, moins directement séduisant que La loi du marcheur, Un métier idéal est le travail d’un grand acteur en mutation qui offre en partage toute son humanité. 

Un métier idéal, d’après le livre de John Berger et Jean Mohr, un projet de Nicolas Bouchaud, mise en scène Eric Didry, au Théâtre du Rond-Point dans le cadre du festival d’Automne à Paris jusqu’au 4 janvier 2014.

Lyonel Trouillot, “Parabole du failli”, 1.

Un entretien avec l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, de passage à Paris en septembre dernier, autour de son dernier roman paru chez Actes Sud, “Parabole du failli”.
https://sophiejoubert.wordpress.com/2013/09/06/lettre-au-mal-aime/

Lyonel Trouillot, “Parabole du failli”, 2.

L’écriture peut-elle toucher l’autre?